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10 000 km plus a l'Est
8 mai 2010

Slumdog golf

Un practice de golf le long de la rivière. Un de ces rares espaces ou la vue peut porter loin, où l'on peut vraiment sentir le vent et le soleil sur la peau, où l'on peut avoir l'illusion d'être - un peu - en contact avec la nature, malgré le passage incessant des trains, là-bas sur le pont. Le lit de la rivière est large, l'eau n'occupe qu'un tiers de la surface. En prévision des inondations, de larges bandes de terre encadrent la lit de la rivière, bordées à distance de hautes digues sur lesquelles ont été aménagées des pistes cyclables. C'est le royaume de l'instable, du temporaire, du précaire. Ces vastes terrains vagues soumis aux caprices potentiels de l'eau ont été colonisés, ici par un terrain d'entrainement au base-ball, là par des joueurs de crickets, plus loin par un practice ou même un terrain de golf. C'est un lieu de rassemblement le week-end, les familles viennent encourager les fils ou les maris, plantant des tentes le temps d'un match, sous lesquelles on va cuisiner, s'activer, papoter, peut-être se reposer un peu.

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Les mêmes SDF qui ont construit leurs huttes de bâche bleue sur les berges, dissimulées dans les hautes herbes, ont trouvé à s'employer au golf voisin. Il faut dire que le standing du golf l'autorise. N'imaginez pas un de ces endroits sélects, aux pelouses manucurés , à l'accès jalousement gardé, parcourus seulement par des hommes d'affaires sûrs de leur pouvoir et par leurs femmes, qui entretiennent à longueur de journée leur minceur et leur bronzage. Ici, c'est plutôt Slumdog Milionnaire's golf. Une caravane en guide de réception ; un vendeur de onigiri et de curry rice avec ses 2 butagaz sur quelques tables de camping en lisière de parking fait office de restaurant. Les caddies qui servent à transporter les sacs de golfs sont tout rouillés, les toilettes sont ces cabines en plastique qu'on trouve sur les chantiers. L'ensemble est vieillot, fatigué. Mais comme on est au Japon, se trouver tout au bas de la hiérarchie golfique n'exclut ni un souci maniaque de la propreté, ni le sens du service et le respect dû au client. Chaque employé porte dûment un semblant d'uniforme : tee shirt à col polo orange délavé, pantalon de grosse toile bleue ayant connu des jours meilleurs, mais enfin, ils sont reconnaissables, identifiables comme employés, au garde à vous et empressés devant chaque client, comme si c'était leur premier jour de travail, comme si de leur zèle dépendait leur avenir.

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A quoi songent-ils, ces hommes qui on tout perdu, à commencer par leur job stable de salaryman? Sans ressources, sans possibilité de retrouver un emploi équivalent à celui qu'ils avaient avant, incapables de continuer à subvenir aux besoins de leur famille, ils ont fui. Un jour, sans crier gare, ils ont disparus. Se sont évaporés. Pour protéger leur famille de la rapacité des créanciers, ils ont choisi la solitude, l'effacement social. Souvent, ils changent d'identité, se font appeler par un autre nom, renonçant au passageà toute aide à laquelle ils auraient éventuellement pu prétendre. Ces pères japonais que l'on dit si absents, dévoués seulement à leur travail, oublieux de leur famille, si peu investis dans leur relation de couple, comment se fait-il qu'ils soient capable d'un tel sacrifice?

D'ailleurs, est-ce un sacrifique héroïque, ou une ultime lâcheté ? Car même si elle ne pourra pas tenue pour responsable du prêt par les créanciers, et donc pourra conserver la maison qui les abrite elle et ses enfants, comment va t'elle faire, la mère, pour élever ses enfants, sans travail  (elle n'a pas construit de carrière, elle a du quitter son travail pour s'occuper des enfants), sans revenus ? Comment est-ce qu'une telle société est possible, qui favorise l'abandon plutôt que la solidarité ? En France, un tel acte serait qualifié d'abandon de famille, et puni en tant que tel. Ici, c'est la seule porte de sortie, la plus honorable.

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Comment vivent-ils, ces hommes, dans leur deuxième vie ? Sont-ils heureux ? Trouvent-ils ici, dans cette vie au bord de la rivière, parmi leurs compagnons d'infortune, une solidarité, une fraternité qui leur a tant fait défaut avant ? Se sentent-ils enfin soulagés du fardeau de la responsabilité ? Est-ce pour cela qu'ils nous saluent avec plus de chaleur, avec leur vrai visage et non plus avec ce tatemae, ce visage social que l'on se doit d'afficher en toutes circonstances, et qui permet de cacher des affects, ses pensées ? Enfin libérés de la pesanteur des codes sociaux, ils peuvent se montrer plus sincères, plus humains que d'autres plus insérés socialement . Etrange paradoxe . Et le patron du golf ? Est-il celui qui leur donne avec bonté une seconde chance, ou alors celui-ci qui exploite leur misère ? Ces emplois, à la limite de la survie, évidemment sans contrat, sans assurances de quelque sorte que ce soit, sont-ils dignes d'un être humain ? Ils permettent tout juste la survie au jour le jour, pas de faire des projets, d'envisager un avenir.

Dans cette société japonaise qui n'a pas fait évoluer ses filets de protection sociale depuis la crise commencée dans les années 1980, qui ne les a pas adapté au drame que constitue la généralisation des licenciements dans un pays où souvent seul l'homme travaille, qui a accepté sans broncher la banalisation des contrats temporaires et dérégulés sans prendre la mesure de ce que cela impliquait pour des millions de travailleurs, ce petit boulot au golf pour prolétaires est-il le seul avenir auquel ces hommes peuvent prétendre ? Quand donc les gens ici  vont-ils donc se révolter ?????

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Quelques chiffres pour finir :

Contrairement au mythe selon lequel la société japonaise ne serait qu'une grande classe moyenne homogène ne connaisssant pas les inégalités, mythelargement entretenu par le PLD, le parti aux commandes de façon quasiment ininterrompue depuis l'après-guerre, le taux de pauvreté au Japon est un des plus hauts parmi les pays développés : 15,5 %, contre 17% pour les USA et seulement 7% pour la France. ( on est  pauvre si les revenus du foyer sont inférieurs à la moitié du revenu médian du pays, selon la définition de l'OCDE). Ces chiffres font l'effet d'un pavé dans la mare au Pays du Soleil Levant. On en doit la révélation au nouveau parti au pouvoir, que l'on pourrait qualifer de socialiste. Au pouvoir, mais pour combien de temps encore ?

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Commentaires
B
Ces "instants sociologiques" font partie de ce que je prefere dans ton blog. Merci de partager ainsi tes observations sur le Japon, on en redemande ! Bisous, a bientot (l'ete approche ;-)
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